SIMONE | 7 November 2018

Magali Nachtergael has written an article titled Vue sur chambre for Simone, an annual newspaper, in which the author profiles and compares Molly Soda with Amalia Ulman (article in French).


Vue sur chambre: Amalia Ulman et Molly Soda, étant données numériques

By Magali Nachtergael

Saisir la photographie aujourd’hui, ou plutôt la photographie dans le monde des images, passe évidemment par les réseaux sociaux, grand lieu globalisé de partage visuel, personnel et esthétique. Dans l’économie visuelle des écrans, les femmes artistes, de la même manière que les performeuses des années 1970, nous invitent à nous pencher sur le sens de ces pratiques, leur position artistique et les déplacements de valeur qu’elles impliquent.

Lorsque l’artiste Amalia Ulman débute en 2014 sa série Excellences and Perfections sur Instagram, le récit de sa vie au quotidien se déroule comme un conte cruel parfaitement scénarisé. La jeune fille, fashionista fleur bleue entourée de lapins en peluches et habillée de culottes roses en dentelle, tourne mal. Dans des circonstances mystérieuses, on comprend progressivement, à suivre les images sur le fil du réseau social, qu’elle a commencé à se prostituer. Après ce qui s’apparente à une descente aux enfers –très stéréotypée, drogue, chirurgie plastique, gros billets, casquette et capuche type Gansta, et des images plus sombres qu’au début – la jeune fille craque, pleure devant la caméra de son smartphone. Puis vient la rédemption, la renaissance, tisanes détox et séances de yoga aidant, elle finit par trouver un amoureux. Tout se termine ainsi sur les rives du Bosphore. Le sel de cette histoire, qui a été publiée en feuilleton du 9 avril au 9 septembre comme la saga de l’été, repose sur la révélation finale qu’il ne s’agissait que d’une fiction et d’une mise en scène soigneusement programmée depuis le début. Ce qui était une simple tranche de vie d’une jeune fille en fleur devient alors une performance artistique qui s’inscrit tout à coup dans l’héritage des situations construites de Sophie Calle, réalisées au début des années 1980. Un élément toutefois n’apparaît pas dans la série qui vise à l’excellence –laquelle ?– et à la perfection, celle du corps, d’une vie médiatisée ou d’une féminité qui, à force de se vouloir absolument dans le canon, explose et déraille. En effet, Amalia Ulman, pendant ses prises de vue, est en convalescence d’un grave accident de voiture qui a failli lui coûter ses jambes. À bien y regarder, elle est toujours assise, allongée, et quand elle improvise une danse, son étrangeté ne se résout que dans le fait qu’elle ne pouvait bouger ses membres inférieurs que grâce à une béquille. Cette révélation a été faite lors de la publication de sa série aux éditions Prestel 1, dans une postface touchante où elle remercie les équipes médicales. Son passage à l’hôpital correspond, dans le récit médiatique, à la période de « rehab » de son personnage. Une période en effet de rééducation mais, dans la réalité, elle était corporelle. La disparition du handicap sur les images, et sa présence en arrière-plan, déplace tout à coup l’œuvre dans l’espace du tragique. La série a d’abord été reçue comme un coup d’éclat, une manière de tromper les faux-semblants de la mise en scène de soi, puis une performance et, enfin, une allégorie contemporaine des relations entre les sujets féminins, les stéréotypes de genre et leurs représentations sur les réseaux sociaux. Ce dernier revirement situe le rapport à l’image et au corps dans une perspective tierce, celle du care, mot à la mode mais concept fondamental pour comprendre les vulnérabilités et surtout leur invisibilité. Dans la série, à revoir maintenant avec cette béquille en hors champ et un corps souffrant, creuse un écart encore plus grand avec ces « excellences et perfections», idéal impossible que la jeune Amalia s’efforçait, contre son corps, d’incarner.

Car c’est aussi sur la violence que travaille l’artiste et les restrictions imposées au corps, ce souci de performance –au triple sens d’exploit physique, économique et geste esthétique – rappelant là encore une artiste de la génération des mythologies individuelles, Annette Messager, et en particulier sa série Les Tortures volontaires (1982), portraits burlesques de femmes se soumettant à des protocoles de beauté particulièrement effrayants. Avec Amalia Ulman, la distance ironique ne protège pas de la douleur et les images, trop parfaites pour être honnêtes, cachent plus qu’elles ne montrent réellement : si le récit, mémoire d’une jeune fille désormais rangée, présente tous les aspects du conte, il a aussi les aspects d’une fable morale qui puise dans la représentation de l’intime féminin. Cette réflexion n’est pas seulement le fait de cette performance sociale : Ulman la prolonge dans une vidéo réalisée l’année suivant Excellences and Perfections. Intitulée Annals of Private History, cette infographie animée témoigne de sa réflexion sur l’écriture de l’intime, à travers une très subjective chronique qui est en fait une parodie de l’histoire du journal intime féminin2. Une voix susurre des mots tendres à un homme, dans un long monologue accompagné d’images illustrant la conversation tronquée et de bruitages : un appareil photo se déclenche, des oiseaux chantent. Une continuité nette apparaît dans la position de la parole féminine, depuis l’apparition du journal intime comme lieu d’une parole réservée à l’espace domestique par opposition à l’espace public, réservé aux hommes3. Cet espace intime féminin est aussi celui de l’enfance, c’est-à-dire, des êtres non-finis, en formation, et qui ont besoin de protection mais aussi de tutelle. Ainsi, la culture féminine d’Amalia Ulman est dans le sillage de la culture de la «chambre», dont Angela McRobbie avait dans les années 1970 signalé le renouveau, à travers l’émancipation de la jeunesse dans la «bedroom culture».

L’artiste Molly Soda, de la même génération, représente un autre versant de cette scénographie du féminin. Sa pratique artistique est entièrement native du Web : elle se prend en photo et se filme dans sa chambre depuis 2004. D’abord présente et reconnue sur Tumblr 4 où elle devient rapidement une célébrité dans la communauté, une «net-celebrity» ou une «micro- célébrité»5, sa pratique ressemble à celle de millions d’autres adolescentes, postant des images glanées sur le web, publiant des posts avec leurs pensées, leurs goûts ou leurs activités et, bien sûr, des selfies. Molly Soda – de son vrai nom Amalia Soto – appartient donc à la famille des cam-girls, au sein de laquelle elle a développé une forme d’art médiatique impliquant live broadcasting, confessions intimes, cover songs, conseils beautés et tutoriels. Ces ready-made autobiographiques forment le cœur de sa pratique artistique : son studio est sa chambre, et la seule autre présence visible, un énorme ours en peluche. Comme Amalia Ulman, Molly Soda joue des codes de la féminité : ses tutoriels de maquillage représentent une importante partie de sa production. À côté de cela, elle présente à son public et avec enthousiasme sa bibliothèque de Gif animés composée de champignons dansants et nombreuses tartes tournantes. Il a été maintes fois souligné que les œuvres de Molly Soda relevaient d’une esthétique propre à la quatrième vague féministe, notamment au sujet de ses collaborations avec Arvida Byström, autre artiste webcamériste de l’intime, pour reprendre une expression de la philosophe Anne Cauquelin 6.

Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien qui caractérisent le charme magnétique des oeuvres de Molly Soda ne sont pas seulement liés à l’entrée dans le monde intime d’une jeune fille middle-class américaine. Ce n’est pas seulement une question de voyeurisme, contrairement au phénomène Jennycam.org qui avait déjà en son temps captivé des milliers d’internautes, avant de céder la place aux reality shows. Chez Molly Soda, il n’y a pas grand chose à voir, si ce n’est une constance devant la caméra, une véritable médiagénie avec le mode de diffusion et une présence régulière depuis des années qui font de ses apparitions une performance au long cours, à la manière d’On Kawara, signalant régulièrement sa présence au monde.

Dans sa dernière exposition, Me and My Gurls, on pouvait voir un de ses tutoriels de maquillage : diffusée sur une tablette accrochée au mur, la vidéo était accompagnée d’un immense rouleau de plusieurs mètres de long. L’artiste avait imprimé tous les commentaires qui avaient été postés depuis sa diffusion sur Youtube. Si plusieurs la remerciaient et la félicitaient, lui déclarant leur admiration, la plupart déversaient des torrents d’insultes, remarques dénigrantes ou brefs «wtf» laissant entendre leur total désintérêt et désapprobation. Déjà dans sa performance Inbox Full (2012), elle avait lu l’intégralité de sa boîte mail sur son compte Tumblr et révélé la part de violence des échanges épistolaires sur le web, des interactions agressives ou prescriptives (une femme devrait être comme ceci, ou cela), des messages moralisateurs ou dénigrants, alternant avec des messages d’amour ou des demandes plus explicitement sexuelles. Dans un montage vidéo présenté en 2016, elle compile encore ces commentaires qui se déversent à l’infini sur son image offerte au public : « Is this a joke? This is a joke please tell me this is a joke I can’t believe this must be

a joke, etc.», alternant avec des «It’s poisonous» ou un appel direct à l’effacement : «Delete that» (Cringe Warning, 2017). De ce déferlement de violence, que Molly Soda met en avant de façon très neutre ou avec humour, apparaît là encore la vulnérabilité de la jeune femme qui expose son image et son intimité. Son chorus féminin, Me Singing Stay by Rihanna, 2018, compile cinquante vidéos de jeunes femmes chantant Rihanna, chacune dans leur chambre. Si l’ensemble est évidemment cacophonique, transparaîssent la solitude dans la multitude et l’isolement dans la communauté.

Si les femmes se mettent en scène sur le web, la souffrance et la fragilité restent les revers de ce post-féminisme qui charrie toujours autant de haine et de rejet derrière des masques anonymes. Ainsi, depuis Gina Pane, Ana Mendieta, Marina Abramovic et leurs violentes performances, une autre forme de violence agit en sous-main de ce qui semble de prime abord une innocente représentation stéréotypée de la jeune femme du XXIe siècle, numérique, libre de constituer et créer son image et de se créer par la même occasion. Amalia Ulman, mettant son handicap de côté, montre le revers de cette puissance de l’image, de même que Molly Soda, derrière son écran, constitue une image d’artiste, et non d’être social réel. Malgré ce côté obscur de l’empowerment postféministe sur le web, une présence récurrente envers et contre tout a une forme d’agentivité. Ces images fédèrent les imaginaires et donnent une visibilité à une esthétique de la fragilité, de la négociation avec son intimité et sa propre image, à l’heure du partage généralisé du moi et de ses datas les plus personnelles dans une sphère publique insaisissable et souvent menaçante.

1 Amalia Ulman, Excellences and Perfections, New York, Prestel, 2018
2 Amalia Ulman, Annals of Private History, 2015, 14’07 https://youtu.be/-C_Ebe9OsqY
3 Voir les travaux de Philippe Lejeune, en particulier Cher cahier, témoignages sur le journal personnel, Témoins, Gallimard, 1990 et Philippe Lejeune, « Cher écran… ». Journal personnel, ordinateur, Internet, La couleur de la vie, Seuil, 2000
4 http://mollysoda.tumblr.com
5 Theresa M. Senft, Camgirls, Celebrity and Community in the Age of Social Networks, New York, Peter Lang, 2008
et P. David Marshall, Sean Redmond, A Companion to Celebrity, Chichester, John Wiley & Sons, 2015
6 Anne Cauquelin, L’exposition de soi. Du journal intime aux webcams, Fenêtre sur, Eshel, 2003
Voir également le classique Nicolas Thély, Vu la webcam (essai sur la web-intimité), Dijon, Documents sur l’art, Les Presses du Réel, 2002

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